samedi 14 mars 2009

Être vieux ?

~ Billet 67 ~
Pour le thème de la semaine : "La vieillesse et les vieux " de Dana

Le père F... en 1973
cliché de l'un de mes frères

Du plus loin que je me souvienne, ils ont toujours été vieux dans mon regard d'enfant. Et comme nous avons vieilli au même rythme de l'implacable logique du temps, mon regard s'est ajusté à ce qui devenait doucement leur quotidien. Vieux et dignes. Taiseux comme dans nos régions, restant actifs pour ce que leur permettait encore la raideur de leurs corps rompus aux travaux des champs.
On les appelait le père et la mère F. ..., sans dédain, avec une certaine déférence même, à laquelle j'adhérais sans question et sans réticence.
Il était plus âgé mais je vous parle d'une époque où elle avait à peu près l'âge que je porte en ce moment.
Un lundi matin où je partais vers mon lieu d'études, jeune fille plus studieuse que midinette mais ne dédaignant pas la mode, ma 4L se trouva bloquée par un camion de livraison de fuel dans une rue étroite de Paris.
Le livreur vient s'excuser et engage la causette sur la plaque d'immatriculation provinciale. Prudente envers les inconnus, (ce genre de recommandations nécessaires ne date pas d'Internet), je répond en désignant la petite ville voisine.
- Ah, me répond-il, pendant la guerre (il s'agit de celle de 39-45), j'étais placé chez  la mère ... à  M... à B... . Oui j'étais pupille de la nation et ils prenaient des enfants de l'Assistance, Mais ils ne doivent plus être de c'monde à c't'heure !


La mère F... en 1975
cliché de mon frère

Plus question de rester évasive !  C'est le hameau où habitent mes parents. Ce sont des voisins que je connais depuis toujours.
- La mère et le père ..., bien sûr que je les connais, ...
Et la conversation roule ou plutôt il me raconte ému aux larmes ce passé qui ressurgit comme une déferlante en ce matin de printemps 70.
Oh, ce n'était pas par charité, on trimait dur et fallait filer droit ! C'est que l'père l'était pas là et il fallait bien d'autres bras pour la ferme.
Au moins, on mangeait à notre faim, et les gosses, ils (la mère ... et les services de placement) n'y regardaient pas sur leurs origines. On se disait tous baptisés et on allait à la messe du dimanche. Et puis à sa manière, elle nous aimait ben quand même la mère, el' savait pas l'dire c'est tout.
La « mère », surnom qui prend sens soudain. Il parle et je le regarde dans sa combinaison de travail à peine salie d'un début de semaine.
Et tandis que j'imagine enfin ma voisine dans sa vie d'avant, je vois dans ce regard d'homme mûr, qu'elle était déjà vieille dans son regard d'enfant. A l'âge que j'avais au début de ce texte.
Cet homme qui doit avoir, à peu de chose près, l'âge que la mère ... avait quand il était chez elle. L'âge que j'avais quand je rendais visite à maman à sa maison de retraite, il y a une dizaine d'années, et où les pensionnaires m'accueillaient avec un joyeux
- Ah voici notre petite jeunette ! Et d'où je ne repartais pas sans leur lire quelque extrait pioché dans leur bibliothèque.
Le tuyau bien calé a rempli la cuve et bientôt nous sommes repartis chacun vers nos vies.
Je ne sais s'il a repris contact avec eux. Je ne me souviens plus si j'ai osé en parler à la mère ...
La mère a fait la traite de sa dernière vache à la main, matin et soir tous les jours sans faiblir, jusqu'à cette chute stupide qui l'a privée de sa mobilité et a signé ses derniers mois.
Je lui dois d'avoir donné à mes enfants le goût du lait cru et crémeux qui venait d'être tiré.
Si cet homme vit toujours, il doit avoir à peu près leur âge sur ces clichés.