Pour Mil et Une, sur une peinture de Deborah Van Auten : Violoncelliste
"chantre
L'inspiration avait jailli sans analyse : de l'art brut. Guillaume était loin de soupçonner que son poème serait tant disséqué et commenté.
Quelle merveille ce concert ! Il avait bien fait d'accepter l'invitation et d'affronter la neige si loin de Paris2. Il en ferait un bon papier pour "Le Journal"3.
Quel équilibre entre le chant grégorien4 de la première partie, suivi de la voix envoutante de haute-contre4 scandé par l'étrange monocorde5 pour enfin laisser libre cours à ce merveilleux quattor de violes6. Une moment rare autour d'une musique et d'instruments oubliés que seul un mélomane fortuné avait pu faire programmer. Un trait de génie et du courage en ces temps intolérants. L'une des basses était caressée par l'archet d'une musicienne7. Oui, une femme, jeune et rayonnante dans sa longue robe noire ! Les sons divins qu'elle produisait étaient en parfaite harmonie avec la musique de ses pairs.
Avant qu'ils ne s'éclipsent pour ne pas la croiser, les instruments avaient été mis en place par les frères, dont le chantre. Il n'avait pas résisté à l'envie d'égrener quelques notes sur l'imposant instrument.
Guillaume se souvenait avoir alors fermé les yeux et avoir imaginé le moine, pieds nus sur le sable d'une plage8, vers le phare de Cordouan.
De la trompette mariale5 à la viole de Gambe6, il y avait quelques cordes en plus et des rondeurs sensuelles.
En cette période de creux et de marronniers9, son article était bien paru comme prévu. Discrètement dans les pages culturelles, entre l'annonce d'une exposition de Picasso10 et le menu du réveillon au Moulin de la galette11 ... Tronqué à partir de l'évocation du moine-musicien sur la plage jusqu'à sa conclusion en forme de monostiche12.
Il fit la grimace. Gain de place nécessaire ou censure de l'audace ?
Femme
Et l'arpège13 subtil de la viole d'Orphée14
Jeanne Fadosi pour Mil et Une
NB : Tout est inventé, hormis, au début du texte, la citation entre guillemets du monostiche de Guillaume Apollinaire en ouverture de son recueil Alcools, même si j’ai pris soin de rendre plausible cet évènement imaginaire.
1.- de Guillaume apollinaire, "Chantre", poème introductif du recueil Alcools, paru en 1913 (regroupant son travail poétique depuis 1898)
2.- Le lieu auquel je pense est l'Abbaye de Royaumont, rachetée en 1905 par la famille Gouin qui avait déjà acquis une partie du Domaine, J'imagine cet évènement culturel organisé peu de temps après cette acquisition, en clin d'oeil au Centre culturel qu'il va dévenir sous l'impulsion des descendants au moment du Front Populaire, la famille y a en effet des travaux pour en faire le « Foyer de Royaumont, lieu de travail et de repos pour artistes et intellectuels ».
3.- Le Journal, journal quotidien français créé en 1892 se veut populaire par son aspect bon marché (un sou) et à contenu culturel. José-Maria de Hérédia en fut le directeur littéraire de 1899 à 1905. En 1911, la ligne éditoriale connait un virage conservateur et nationaliste.
4.- Le Chant grégorien, chant traditionnel de la litturgie catholique romaine en latin se chante en choeur (d'hommes ou de femmes) à l'unisson ou en solo par un chantre et a capella c'est-à-dire sans aucun accompagnement instrumental. L'Abbaye de Solesmes est le principal lieu de conservation et de restauration du chant grégorien.
Indépendemment de son usage lithurgique, le chant grégorien est aujourd'hui apprécié pour sa qualité esthétique et de nombreux ensebles vocaux se produisent en concert dans le monde entier. Certains groupes modernes s'en inspirent tels Gregorian ou le groupe luxembourgeois Enigma (gregorien-pop)
4 (bis).- Haute-contre, voix masculine à la tessiture très aiguë
5.- une trompette marine (ou trompette mariale) contrairement à ce que fait penser son nom, n'est ni une trompette ni un instrument pour les marins mais un un instrument baroque à corde unique joué autrefois dans les couvents pour célébrer la "vierge mariale ou marine"
6.- La viole de gambe (pour violes de jambes) est un instrument à cordes et à frettes joué avec un archet. Instrument noble, alors que le violon était populaire, celui-ci, en se raffinant le détrona à partir du XVIIème siècle.
7.- Longtemps les femmes comme dans bien d'autres domaines, ont été maintenues en retrait de la musique. (voir le site les femmes et la musique) elles jouaient du piano, du clavecin, de la harpe ou de l'orgue. Mais à la fin du XIX e et au début du XXE siècle, les conservatoires de musique sont ouverts aux élèves des deux sexes et les femmes vont rafler les premiers prix.
8.- clin d'oeil au festival Violon sur le sable, de Royan, tous les étés au mois de juillet depuis 25 ans.
9.- Un marronnier, dans le vocabulaire des journalistes, est un sujet de faible importance revenant de façon récurrente et servant à meubler en période de creux, ce qui pouvait être la fonction d'un article sur un concert de prestige à l'occasion des fêtes de fin d'année.
10.- Picasso, 1881 - 1973, artiste peintre, s'est installé à Paris au début du siècle et commence à conaître une renommée dès le début.
11.- Le Moulin de la Galette, à Montmartre, peint par de nombreux peintres dont Picasso, Utrillo, ... était depuis le XIXe siècle un bal-guinguette populaire. C'est un restaurant depuis le début des années 1980.
12.- Un monostiche ou monostique est un poème en un seul vers (initialement un alexandrin). Le monostiche qui conclue ce texte est de mon cru, à la manière de celui de Guillaume Apollinaire.
13.- Un arpège est une suite de notes formant un accord mais égrenées successivement
14.- la viole d'Orphée est un hybride entre la viole basse de gambe et le violoncelle, créé par Michel Corette vers la fin du XVIIIe siècle pour relancer les violes qui commençaient à être supplantées par la famille des violons et violoncelles.
Orphée est un héros grec de la mythologie associé à la musique