mercredi 24 décembre 2014

Les trois messes basses, de Alphonse Daudet (I)

J'ai déjà évoqué nos soirées familiales d'enfance et de jeunesse à la veillée de noël. (Noël pour les petits oiseaux)
Il n'y avait pas toujours de dinde aux marrons prévue pour le lendemain midi, remplacée par un chapon élevé avec soin dans notre petite basse-cour. Ou une oie. Les marrons, quand Papa en avait eu le temps, avaient été glacés pour accompagner les pâtes de fruits aux coings ou aux framboises et les truffes au chocolat (autres friandises maison)
L'un de nos rituels domestiques, gentiment impertinent, était de lire à plusieurs voix ce malicieux conte de noël, inclus dans les Lettres de mon moulin, de Alphonse Daudet.


Je mets en ligne en ce soir de 24 décembre la première des trois messes basses. Les deux suivantes viendront demain soir et après-demain soir. Les plus pressés de tout lire peuvent suivre les liens à suivre (puisqu'OB nous le permet encore) ou encore écouter le livre audio en accès gratuit (mettre le son avant de cliquer)

LES TROIS MESSES BASSES.
conte de noël.

I
— Deux dindes truffées, Garrigou ?…

— Oui, mon révérend, deux dindes magnifiques bourrées de truffes. J’en sais quelque chose, puisque c’est moi qui ai aidé à les remplir. On aurait dit que leur peau allait craquer en rôtissant, tellement elle était tendue…

— Jésus-Maria ! moi qui aime tant les truffes !… Donne-moi vite mon surplis, Garrigou… Et avec les dindes, qu’est-ce que tu as encore aperçu à la cuisine ?…

— Oh ! toutes sortes de bonnes choses… Depuis midi nous n’avons fait que plumer des faisans, des huppes, des gelinottes, des coqs de bruyère. La plume en volait partout… Puis de l’étang on a apporté des anguilles, des carpes dorées, des truites, des…

— Grosses comment, les truites, Garrigou ?

— Grosses comme ça, mon révérend… Énormes !…

— Oh ! Dieu ! il me semble que je les vois… As-tu mis le vin dans les burettes ?

— Oui, mon révérend, j’ai mis le vin dans les burettes… Mais dame ! il ne vaut pas celui que vous boirez tout à l’heure en sortant de la messe de minuit. Si vous voyiez cela dans la salle à manger du château, toutes ces carafes qui flambent pleines de vins de toutes les couleurs… Et la vaisselle d’argent, les surtouts ciselés, les fleurs, les candélabres !… Jamais il ne se sera vu un réveillon pareil. Monsieur le marquis a invité tous les seigneurs du voisinage. Vous serez au moins quarante à table, sans compter le bailli ni le tabellion… Ah ! vous êtes bien heureux d’en être, mon révérend !… Rien que d’avoir flairé ces belles dindes, l’odeur des truffes me suit partout… Meuh !…

— Allons, allons, mon enfant. Gardons-nous du péché de gourmandise, surtout la nuit de la Nativité… Va bien vite allumer les cierges et sonner le premier coup de la messe ; car voilà que minuit est proche, et il ne faut pas nous mettre en retard…

Cette conversation se tenait une nuit de Noël de l’an de grâce mil six cent et tant, entre le révérend dom Balaguère, ancien prieur des Barnabites, présentement chapelain gagé des sires de Trinquelage, et son petit clerc Garrigou, ou du moins ce qu’il croyait être le petit clerc Garrigou, car vous saurez que le diable, ce soir-là, avait pris la face ronde et les traits indécis du jeune sacristain pour mieux induire le révérend père en tentation et lui faire commettre un épouvantable péché de gourmandise. Donc, pendant que le soi-disant Garrigou (hum ! hum !) faisait à tour de bras carillonner les cloches de la chapelle seigneuriale, le révérend achevait de revêtir sa chasuble dans la petite sacristie du château ; et, l’esprit déjà troublé par toutes ces descriptions gastronomiques, il se répétait à lui-même en s’habillant :

— Des dindes rôties… des carpes dorées… des truites grosses comme ça !…

Dehors, le vent de la nuit soufflait en éparpillant la musique des cloches, et, à mesure, des lumières apparaissaient dans l’ombre aux flancs du mont Ventoux, en haut duquel s’élevaient les vieilles tours de Trinquelage. C’étaient des familles de métayers qui venaient entendre la messe de minuit au château. Ils grimpaient la côte en chantant par groupes de cinq ou six, le père en avant, la lanterne en main, les femmes enveloppées dans leurs grandes mantes brunes où les enfants se serraient et s’abritaient. Malgré l’heure et le froid, tout ce brave peuple marchait allègrement, soutenu par l’idée qu’au sortir de la messe il y aurait, comme tous les ans, table mise pour eux en bas dans les cuisines. De temps en temps, sur la rude montée, le carrosse d’un seigneur précédé de porteurs de torches, faisait miroiter ses glaces au clair de lune, ou bien une mule trottait en agitant ses sonnailles, et à la lueur des falots enveloppés de brume, les métayers reconnaissaient leur bailli et le saluaient au passage :

— Bonsoir, bonsoir, maître Arnoton !

— Bonsoir, bonsoir, mes enfants !

La nuit était claire, les étoiles avivées de froid ; la bise piquait, et un fin grésil, glissant sur les vêtements sans les mouiller, gardait fidèlement la tradition des Noëls blancs de neige. Tout en haut de la côte, le château apparaissait comme le but, avec sa masse énorme de tours, de pignons, le clocher de sa chapelle montant dans le ciel bleu noir, et une foule de petites lumières qui clignotaient, allaient, venaient, s’agitaient à toutes les fenêtres, et ressemblaient, sur le fond sombre du bâtiment, aux étincelles courant dans des cendres de papier brûlé… Passé le pont-levis et la poterne, il fallait, pour se rendre à la chapelle, traverser la première cour, pleine de carrosses, de valets, de chaises à porteurs, toute claire du feu des torches et de la flambée des cuisines. On entendait le tintement des tournebroches, le fracas des casseroles, le choc des cristaux et de l’argenterie remués dans les apprêts d’un repas ; par là-dessus, une vapeur tiède, qui sentait bon les chairs rôties et les herbes fortes des sauces compliquées, faisait dire aux métayers comme au chapelain, comme au bailli, comme à tout le monde :

— Quel bon réveillon nous allons faire après la messe !


Abraham van Beijeren, Nature morte avec fruits et volailles, ~1651