Le 49ème défi des CROQUEURS DE MOTS a été lancé par ABC, notre capitaine de quart pour la quinzaine qui nous demande de nous tailler un métier à nos mesures.
Voilà bien ce qui tracassait Félicité ! Elle allait bientôt avoir 111* ans et il lui fallait sans faute trouver une solution.
Depuis cinquante ans qu'elle était à la retraite, elle s'était accommodée de la lente détérioration de sa pension. Elle ne pesait déjà pas bien lourd au départ, mais elle s'était toujours satisfaite avec un rien. Elle avait gardé son jardin qu'un voisin faisait fructifier moyennant un partage des récoltes. il n'y poussait presque rien dans cette terre pauvre mais ces petits riens lui apportaient la verdure suffisante : un poireau de temps en temps, des carottes, des navets pour l'hiver, l'été quelques salades, des petits pois et des radis ...
Mais voilà que l'échéance approchait. Elle ne serait bientôt plus rien. Si elle voulait continuer à exister, il lui fallait absolument s'inscrire au bureau du conservatoire des espèces menacées. Ce n'était pas rien une démarche comme celle-ci. Mais aucun doute ! le papier à entête de la Haute Autorité des Riens était sans appel :
Sans inscription, ils considéreraient qu'elle avait disparu.
Rien que ça !
Rien que d'y penser, elle en avait des frissons. D'habitude, un rien l'habillait mais là, rien n'y faisait, elle avait mis tout ce qu'elle avait dans sa garde-robe. Presque rien à vrai dire. Au fil des ans, elle s'était débarrassée de tout ce qui lui était inutile. Et plus elle vidait ses placards, plus elle se satisfaisait avec rien. La nuance était justement dans ce presque. Un petit mot qui était mieux que rien. Un toit, un lit, de l'eau qui arrivait jusqu'au robinet de la cuisine et de la salle de bains. Ça avait l'air de rien mais elle avait connu des maisons sans eau courante dans sa jeunesse. Ce n'était pas rien quand les travaux de la commune avaient été terminés. De l'énergie pour conserver les aliments, pour les cuire, pour se chauffer l'hiver. Sa maison à l'épreuve de la chaleur l'abritait passivement de l'ardeur des feux de l'été. Elle n'avait rien fait pour la rafraîchir.
Un toit, ce n'est pas rien ! Elle hésitait encore à se mettre en route ... si elle n'existait plus, elle n'aurait plus besoin de rien, pas même d'un toit. Sa maison servirait-elle à quelqu'un d'autre ? Rien n'était moins sûr. Depuis le temps qu'il ne se passait rien de son côté, elle n'avait rien fait pour la moderniser. Rien n'était conforme aux normes actuelles. Rien ni personne ne serait autorisé à venir se loger ici. On n'y pouvait rien ! Les textes étaient formels ! rien ne peut être fait sans autorisation. Félicité était là depuis si longtemps. Depuis un temps où rien n'était demandé d'autre qu'un titre de propriété ou de bail. Rien n'avait changé pour les gens comme elle mais rien n'allait plus dès qu'un nouvel occupant voulait s'installer. Il n'était plus question de se satisfaire de rien. Quand la Haute autorité au logement se déplaçait pour l'état des lieux, ce n'était pas pour rien. en général, rien n'allait comme il l'aurait fallu. Le logement de Félicité ne dérogeait pas à cette règle.
Alors, quand elle arriva dans la salle d'attente, elle attendit sagement. Elle était vide, rien. Pas même une plante verte. Le bureau de l'hygiène et du principe de précaution les avait interdites depuis des lustres.
Le chef de bureau la fit entrer dans un local vide et blanc. Aucun meuble, aucun dossier, rien non plus ici.
- Ah Félicité, bonsoir ! je ne vous attendais plus. Il s'en est fallu de presque rien ! ...
- ... Elle ne trouvait rien à dire à cette entrée en matière
- Ne dites rien, je vous ai préparé les instructions pour votre nouvelle fonction : vous êtes la seule à pouvoir la remplir correctement.
Rien avait changé, toujours le même discours d'endormissement ...
- Il lui tendit une main vide. Rien ! Il n'y avait pas de dossier non plus. Elle allait le lui faire remarquer mais se tut à temps. Il suffisait d'un rien pour se retrouver consigné dans la tour des Riens. Ces personnes étaient susceptibles. Ouf ! Heureusement qu'elle n'avait rien dit.
- Chère Félicité, vous êtes affectée, à partir de cette minute, à la conservation du Faire rien.
- ... ???
- Attention Félicité, il ne faut pas confondre ne rien faire et faire rien. vous comprenez ?
- Heu, Votre sérénissime seigneurie de la Haute Autorité, Ne voyez pas d'arrogance ni d'outrage à la réponse que je vais vous faire. J'ai beau avoir bien entendu, je n'ai rien compris à ce que je devrai faire !
- Je me doutais de cette réponse, ne craignez rien, Félicité. c'est normal pour un début. Voilà, il vous suffit de vérifier qu'à la parole promise succédera ... rien.
Et il va falloir commencer par un état des lieux et établir la liste de tous les dispositifs qui servent à rien.
- puis-je m'autoriser à une autre question, très Honorable ...
Elle se trouvait encouragée par l'attitude de son interlocuteur. Elle s'était fait une montagne de cette entrevue et il ne se passait rien de fâcheux ... en attendant la montagne de travail qui l'attendait ...
- Dites, Félicité. Rien ne m'oblige ensuite à y répondre.
- ....
- Allez-y, je ferai rien. Promis
- A quoi cet inventaire servira-t-il ?
Alors, le chef de bureau partit d'un fou rire qui le secoua de satisfaction comme cela ne lui était pas arrivé depuis une éternité. Il aurait bien voulu s'arrêter. Que penserait son voisin de bureau. heureusement qu'il n'y avait rien dans les locaux à cette heure ! Rien n'y faisait, il ne pouvait plus s'arrêter ...
Enfin, repu de ce rire que rien n'avait prévenu, il arriva à répondre à Félicité :
- à Rien, Félicité, à Rien ... et c'est déjà beaucoup.
* un clin d’œil à un récent commentaire d'Oxygène sous le billet 11022011