jeudi 1 novembre 2012

Un rendez-vous, de Sully Prudhomme (poème en entier)

"Rendez-vous", c'est le sujet du 1er jeudi en poésie proposé par Enriqueta pour ledéfi n°89 des CROQUEURS DE MOTS

Et comme si ce n'est aujourd'hui, c'est dans les jours qui viennent que je vais aller près de la tombe où reposent les os de mes parents, je dépose en pensées ce poème en guise de fleurs, même si j'y ajouterai quelques pensées ou de la bruyère ...
Il faut lire ce poème en entier ...
Pour les pressés, mais ce serait dommage, j'ai aussi prévu des extraits ICI.

Un rendez-vous


Dans ce nid furtif où nous sommes, 
Ô ma chère âme, seuls tous deux, 
Qu’il est bon d’oublier les hommes, 
Si près d’eux ! 

Pour ralentir l’heure fuyante, 
Pour la goûter, il ne faut pas 
Une félicité bruyante ; 
Parlons bas. 

Craignons de la hâter d’un geste, 
D’un mot, d’un souffle seulement, 
D’en perdre, tant elle est céleste, 
Un moment. 

Afin de la sentir bien nôtre, 
Afin de la bien ménager, 
Serrons-nous tout près l’un de l’autre 
Sans bouger ; 

Sans même lever la paupière : 
Imitons le chaste repos 
De ces vieux châtelains de pierre 
Aux yeux clos, 

Dont les corps sur les mausolées, 
Immobiles et tout vêtus, 
Loin de leurs âmes envolées 
Se sont tus ; 

Dans une alliance plus haute 
Que les terrestres unions, 
Gravement comme eux côte à côte, 
Sommeillons. 

Car nous n’en sommes plus aux fièvres 
D’un jeune amour qui peut finir ; 
Nos coeurs n’ont plus besoin des lèvres 
Pour s’unir, 

Ni des paroles solennelles 
Pour changer leur culte en devoir, 
Ni du mirage des prunelles 
Pour se voir. 

Ne me fais plus jurer que j’aime, 
Ne me fais plus dire comment ; 
Goûtons la félicité même 
Sans serment. 

Savourons, dans ce que nous disent 
Silencieusement nos pleurs, 
Les tendresses qui divinisent 
Les douleurs ! 

Chère, en cette ineffable trêve 
Le désir enchanté s’endort ; 
On rêve à l’amour comme on rêve 
À la mort 

On croit sentir la fin du monde ; 
L’univers semble chavirer 
D’une chute douce et profonde, 
Et sombrer ... 

L’âme de ses fardeaux s’allège 
Par la fuite immense de tout ; 
La mémoire comme une neige 
Se dissout. 

Toute la vie ardente et triste 
Semble anéantie à l’entour, 
Plus rien pour nous, plus rien n’existe 
Que l’amour. 

Aimons en paix : il fait nuit noire, 
La lueur blême du flambeau 
Expire ... nous pouvons nous croire 
Au tombeau. 

Laissons-nous dans les mers funèbres, 
Comme après le dernier soupir, 
Abîmer, et par leurs ténèbres 
Assoupir ... 

Nous sommes sous la terre ensemble 
Depuis très longtemps, n’est-ce pas ? 
Écoute en haut le sol qui tremble 
Sous les pas. 

Regarde au loin comme un vol sombre 
De corbeaux, vers le nord chassé, 
Disparaître les nuits sans nombre 
Du passé, 

Et comme une immense nuée 
De cigognes (mais sans retours !) 
Fuir la blancheur diminuée 
Des vieux jours ... 

Hors de la sphère ensoleillée 
Dont nous subîmes les rigueurs, 
Quelle étrange et douce veillée 
Font nos coeurs ? 

Je ne sais plus quelle aventure 
Nous a jadis éteint les yeux, 
Depuis quand notre extase dure, 
En quels cieux. 

Les choses de la vie ancienne 
Ont fui ma mémoire à jamais, 
Mais du plus loin qu’il me souvienne 
Je t’aimais ... 

Par quel bienfaiteur fut dressée 
Cette couche ? Et par quel hymen 
Fut pour toujours ta main laissée 
Dans ma main ? 

Mais qu’importe ! ô mon amoureuse, 
Dormons dans nos légers linceuls, 
Pour l’éternité bienheureuse 
Enfin seuls ! 


Sully Prudhomme1Les vaines tendresses, 1875

Sully Prudhomme, 1839 - 1907, premier lauréat du prix Nobel de littérature en 1901