ABC a mis ce second jeudi en poésie du défi n°84 des CROQUEURS DE MOTS sous le signe de la personne.
Tristan Corbière, 1845 - 1875, a publié un unique recueil de poèmes de son vivant et ne connut qu'un succès posthume. Affligé d'un rhumatisme articulaire aigu dès l'âge de 14 ans qui l'empêcha de vivre, il a écrit sa propre épitaphe avec un sens aigu de l'auto-dérision, jusque dans le choix de son prénom de plume.
ÉPITAPHE
Sauf les amoureux commençans ou finis qui veulent commencer par la fin il y a tant de choses qui finissent par le commencement que le commencement commence à finir par être la fin la fin en sera que les amoureux et autres finiront par commencer à recommencer par ce commencement qui aura fini par n’être que la fin retournée ce qui commencera par être égal à l’éternité qui n’a ni fin ni commencement et finira par être aussi finalement égal à la rotation de la terre où l’on aura fini par ne distinguer plus où commence la fin d’où finit le commencement ce qui est toute fin de tout commencement égale à tout commencement de toute fin ce qui est le commencement final de l’infini défini par l’indéfini — Égale une épitaphe égale une préface et réciproquement
(Sagesse des nations)
Il se tua d’ardeur, ou mourut de paresse.
S’il vit, c’est par oubli ; voici ce qu’il se laisse :
— Son seul regret fut de n’être pas sa maîtresse. —
Il ne naquit par aucun bout,
Fut toujours poussé vent-de-bout,
Et fut un arlequin-ragoût,
Mélange adultère de tout.
Du je-ne-sais-quoi. — Mais ne sachant où ;
De l’or, — mais avec pas le sou ;
Des nerfs, — sans nerf. Vigueur sans force ;
De l’élan, — avec une entorse ;
De l’âme, — et pas de violon ;
De l’amour, — mais pire étalon.
— Trop de noms pour avoir un nom. —
Coureur d’idéal, — sans idée ;
Rime riche, — et jamais rimée ;
Sans avoir été, — revenu ;
Se retrouvant partout perdu.
Poète, en dépit de ses vers ;
Artiste sans art, — à l’envers,
Philosophe, — à tort à travers.
Un drôle sérieux, — pas drôle.
Acteur, il ne sut pas son rôle ;
Peintre : il jouait de la musette ;
Et musicien : de la palette.
Une tête ! — mais pas de tête ;
Trop fou pour savoir être bête ;
Prenant pour un trait le mot très.
— Ses vers faux furent ses seuls vrais.
Oiseau rare — et de pacotille ;
Très mâle … et quelquefois très fille ;
Capable de tout, — bon à rien ;
Gâchant bien le mal, mal le bien.
Prodigue comme était l’enfant
Du Testament, — sans testament.
Brave, et souvent, par peur du plat,
Mettant ses deux pieds dans le plat.
Coloriste enragé, — mais blême ;
Incompris… — surtout de lui-même ;
Il pleura, chanta juste faux ;
— Et fut un défaut sans défauts.
Ne fut quelqu’un, ni quelque chose
Son naturel était la pose.
Pas poseur, — posant pour l’unique ;
Trop naïf, étant trop cynique ;
Ne croyant à rien, croyant tout.
— Son goût était dans le dégoût.
Trop crû, — parce qu’il fut trop cuit,
Ressemblant à rien moins qu’à lui,
Il s’amusa de son ennui,
Jusqu’à s’en réveiller la nuit.
Flâneur au large, — à la dérive,
Épave qui jamais n’arrive…
Trop Soi pour se pouvoir souffrir,
L’esprit à sec et la tête ivre,
Fini, mais ne sachant finir,
Il mourut en s’attendant vivre
Et vécut, s’attendant mourir.
Ci-gît, — cœur sans cœur, mal planté,
Trop réussi — comme raté.
Tristan Corbière, Les amours jaunes, 1873
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