lundi 10 novembre 2014

"Lettre d'adieu"

En l'absence de défi cette quinzaine, je réédite ce billet mis en ligne le lundi 9 septembre 2013 à 7 heures pour le défi n°106 et je le dédie à celles et ceux qui ont connu tout récemment l'épreuve de l'adieu définitif.

Pour ce défi, c'était notre Amirale Tricôtine qui l'avait concocté pour les CROQUEURS DE MOTS. Est-ce bien un adieu ?Ceux qui connaissent mon blog savent ma capacité à faire un pas de côté. C'est ce que j'ai fait une fois de plus mais je suis sûre que vous ne m'en tiendrai pas rigueur.

le mot d'adieu
Je ne sais pas pourquoi ce sujet m'a conduit à ce souvenir.
Un souvenir vieux de près de 40 ans.
Mon père, atteint d'un cancer de la langue et de la gorge qui s'était généralisé, a passé ses deux derniers mois à l'hôpital. Les derniers jours ont été terribles, mais, juste avant, il a perdu progressivement ses capacités de communication.
Quand la douleur et les difficultés d'élocution se sont faites trop importantes, il a pris un carnet détachable pour bavarder voire discuter encore, par écrit.
Quand il m'a tendu son dernier mot, le papier était couvert de signes tels ceux d'un enfant qui veut écrire avant de savoir le faire. Des tremblements, des lettres avortées, des bâtons et des patates, mais au début ou presque, ce mot bien identifiable, même s'il était d'une écriture maladroite :

"pardon"

Ce billet et ce mot m'ont longtemps hantée. On n'assiste pas sans conséquences à la dégradation d'un des êtres qui comptent le plus au monde. Et surtout, qu'avait-il voulu dire ?

De quoi demandait-il pardon ? Un père, tous les pères, ont tant de choses à se reprocher quand il s'agit d'éduquer des enfants, des fils, des filles.
Je ne suis pas rancunière, la question demeura. J'aurais eu des réponses mais elles me semblaient depuis longtemps surmontées.

Était-ce de partir quand j'étais encore jeune ? A 25 ans, je me sentais, je me croyais bien ancrée dans ma vie d'adulte, je n'en suis plus si convaincue.

Ce mot, qu'il m'avait tendu, s'adressait-il bien à moi ou, la confusion mentale tissant sa toile, ne distinguait-il déjà plus entre mes différentes sœurs, plus âgées, ou même ma mère ?

Il m'a fallu de longues années pour envisager une autre hypothèse, qui a ma préférence aujourd'hui.

Mon père est né au tout début du XXème siècle et, comme beaucoup d'enfants de ces générations, bien qu'aimant l'école où il y réussissait, il a dû travailler tôt et n'a pas fait d'études. Pourtant, je garde de mes heures passées auprès de lui le souvenir de longues discussions qui allaient très loin dans la réflexion sur le monde, les sociétés, ... sur le sens. Tout en occupant ses mains à l'atelier ou au jardin. Des interrogations beaucoup plus que des réponses, l'ardente obligation du doute (pour paraphraser une autre phrase) qui stimulaient mon propre questionnement auquel il avait le goût de me le faire évoquer à haute voix.

Parmi les gribouillis qui suivaient le mot pardon, aurais-je dû reconnaître un point d'interrogation ?
La vie ne m'avait pas encore trop cabossée, je n'y ai pas pensé. Je crois que pour mettre en chantier une réflexion sur le sens du mot et les usages du pardon, il m'aurait fallu vivre bien plus longtemps ou avoir encore la chance magnifique d'en discuter de vive voix avec mon père, ce qui n'était plus possible.

Je dis bien mettre en chantier, car plus que d'autres sujets, celui-ci est une entreprise intellectuelle de longue haleine, et je n'ai pas la prétention de voir la fin de l'ouvrage.

J'aimerais avoir quelques années pour au moins en consolider certaines des fondations de ma réflexion.
Merci pour tout cela, papa, et bien plus encore.