~ Billet 16 ~ 10 septembre 2008
Samedi, je vais au marché. Les prix y sont élevés mais depuis quelques temps ceux du supermarché tendent à les rattraper pour une qualité moindre. Ai-je vraiment le choix ?
Il est plus de 11 h et habituellement, c'est l'heure d'affluence. Tant pis, je n'arrive décidément pas à me lever suffisamment tôt. Pourtant les files devant les étals sont si clairsemées que le sens devant mon maraîcher habituel est indécise.( un vrai qui ne vend que sa production). A cette heure-là, je n'ai plus de poireaux car la saison vient juste de commencer.
En sortant de la place, j'entends des bribes de conversation entre trois marchands : une poissonnière, un fromager et une marchande de légumes qui se la joue écolo marketing et qui vend très cher des choses pas du tout bio ni de saison. Mais des snobs friqués adorent, tant mieux pour elle.
- les gens conduisaient leurs enfants à 9 heures et les reprenaient à midi. Ils venaient au marché entre deux. Maintenant ....???
Figurez-vous qu'ils étaient au supermarché. Le parking était plein. Comme ils n'ont plus à aller en ville chercher les mômes au collège ou à l'école privée, ils ont zappé le marché. Il faut vous dire qu'en septembre les points bonus sont doublés.
Quoiqu'une fois à l'intérieur, je trouve les allées relativement aérées aussi. Un monsieur se propose spontanément pour attrapper un paquet de litière qui est en hauteur. C'est bien la première fois que je n'ai pas besoin de solliciter une aide.
J'ai oublié le sucre en poudre et une jeune femme rate son coup avec une boite qui heureusement n'est pas en verre. Pour faire de l'esprit, je lui dit en souriant que pour les jeux olympiques, il y avait encore du boulot.Devant mon interpellation, son visage a d'abord viré à la contrariété puis à la perplexité pendant que ma phrase, somme toute anodine, parvenait à sa compréhension. Cela a bien pris une demi à une minute. Je m'éloignais déjà de la gondole quand elle m'a répondu "Ah oui, en effet !" en éclatant d"un rire léger.
Ouf, le but était atteint mais quand j'ai vu sa première réaction, ce n'était pas gagné.
J'avais vu le dernier film de Mike Leigh "Be happy" le dimanche précédent et en était sortie enthousiaste. L'apparente légèreté n'occulte en rien la noirceur du monde, mieux, elle parvient au spectateur subtilement et je l'espère efficacement (hmmm !)
J'ai, depuis que j'ai dépassé des malheurs qui ont abîmé une partie de ma vie, (attention, je n'ai rien balayé, tout reste fragile), tendance à observer ce qui se passe autour de moi avec une grande acuité, ce qui n'est pas un défaut, et à intervenir ou interférer au besoin, ce qui en revanche peut-être perçu comme une intrusion. Si mon regard, d'aussi loin que je me souvienne,a toujours était en éveil, cette posture active est beaucoup plus récente.
Je prend le risque de me mêler de ce qui ne me regarde pas. Ma spontanéité me conduit parfois à quelques faux pas, mais tant mieux quand un visage se déride.
Bref, en plus âgée bien entendu et pas avec les mêmes préoccupations immédiates, je me suis pas mal retrouvée dans l'obstination de l'héroïne du film à vouloir faire sourire les gens autour d'elle. Dommage que les sous-tires en français n'aient pas tous été à la hauteur des dialogues originaux !
J'atteins les caisses vers 12 heures 15. Il y a un peu d'attente mais les clients sont moins nombreux qu'avant l'été à cette heure-là un samedi. Juste devant moi, une trentenaire attend avec une baguette. Vais-je lui dire qu'une caisse rapide et des bornes lui éviteraient cette attente ? Son attitude ne me donne pas envie de l'aider. Au bout de deux à trois minutes de danse sur ses pieds, elle va reposer en maugréant le pain dans le rayon. "Une heure de queue pour un article !" Comme si le monde entier était à sa disposition !
Ma figure doit afficher un grand amusement. La vielle dame de devant qui vide péniblement ses achats sur le tapis s'excuse de sa lenteur.
- Bah, on a bien le temps tout de même ! que je lui dis.
Alors, elle me répond avec un air malicieux qui me lave de la mesquinerie précédente :
- on trouvera toujours bien le temps de mourir !
J'acquiesce chaleureusement à cette personne lucide qui ose parler de notre finitude sans pathos et dont les yeux rieurs et le contenu de son caddy attestent à l'évidence de son amour de la vie.