Pour le 2e jeudi en poésie sous la houlette de Jill Bill qui a laissé aux CROQUEURS DE MOTS libre inspiration pour ce défi n°116, j'avais initialement prévu de faire écho à L'oiseau du Colorado1,2, de Robert Desnos, en vous proposant ce texte en prose extrait de Désert solitaire4, de Edward Abbey3.
Un scrupule avait retenu mon geste au moment même d'une visite d'Etat du président de la République, au nom de la France, invité par le président des Etats-Unis, au nom des Etats-Unis d'Amérique, première visite d'Etat depuis février 1996 avec Jacques Chirac reçu par Bill Clinton.
Scrupule perturbé par une erreur dans la correction de la programmation qui l'a laissé en ligne environ deux heures jeudi matin.
Scrupule ? oui. Ne pas brouiller les messages.
Désert solitaire4 est un essai tour à tour philosophique, lyrique, méditatif et poétique, paru aux Etats-unis en 1968.
Un hymne à la nature sauvage que les créations des premiers parcs nationaux étaient supposés préserver et qui déjà en ces années 1960 étaient en train de disparaître.
Les lieux évoqués sont actuellement ceux de l'exploitation des gaz de schiste américains.
L'extrait qui suit est une tentative désespérée de s'abstraire des références humaines, du moins c'est ce que Edward Abbey3 prétend dans ces lignes. Est-il sincère ? Il avoue ne pas être dupe de cette impossibilité. Car l'auteur semble ici aux antipodes des intentions de Robert Desnos dans L'oiseau du Colorado. A la recherche du premier degré immédiat, au plus près du dépouillement de toute pensée, de toute sensation humaine. Tentative, ces lignes en laissent malgré tout entrevoir les failles, vouée encore et encore à l'échec.
Son récit commence lorsqu'il débutait en avril, en qualité de ranger du parc national des Arches,1,2 sa première de trois saisons de presque solitude "in the wilderness", vocable intraduisible en langue française pour en rendre toutes les nuances.
C'est peut-être la plus belle heure du jour, même si c'est un point difficile à trancher. Cela dépend beaucoup de la saison. Au coeur de l'été, l'heure la plus douce commence au coucher du soleil, après la terrible chaleur de l'après-midi. Mais là, en avril, j'opte pour l'inverse : pour l'heure qui commence au lever du soleil. Les oiseaux, de retour de leur lieu d'hivernage, semblent être d'accord avec moi. Les geais des pinèdes tourbillonnent par vols braillards et grégaires d'un arbre rabougri à l'autre, et retour, en un jeu erratique et exubérant sans fonction pratique apparente. Quelques gros corbeaux traînent dans le coin et croassent de rudes et claquantes déclarations de satisfaction hautaine depuis le sommet de la falaise, étirant de temps à autre leurs ailes pour chercher les vermines. J'entends mais vois rarement les troglodytes qui poussent leur chant caractéristique depuis un point indéterminé sur les à pics : une descente - jamais une montée - de toute la gamme chromatique sur un timbre de flûte. Ils clament leurs nouveaux territoires de nidification, m'a-t-on dit. Egalement invisibles mais invariablement présentes à une distance indéfinissable se trouvent les tourterelles tristes dont le cri plaintif évoque irrésitiblement une sorte de quête effrénée, l'effort de deux âmes séparées pour recouvrer une communion perdue :
Bonjour ... semblent-elles chanter, qui ... êtes ... vous ?
Et la réponse arrive, d'un autre lieu.
Bonjour ... (silence) où ... êtes ... vous ?
A l'évidence, ce genre d'analogie doit être combattu. Il est naïf et injuste d'attribuer aux tourterelles, qui ont des préoccupations sérieuses bien à elles, un intérêt à l'égard de questions plus appropriées à leurs voisins humains. Pourtant leur chant, s'il n'est ni nuptial ni d'alarme, doit être ce qu'il semble être, une méditation triste sur l'espace, sur la solitude. Le jeu.
D'autres oiseaux, des oiseaux silencieux que je ne sais pas encore reconnaître, sont également tapis dans les environs, à m'observer. Ces p.o.g. (petits oiseaux gris) comme les appellent les ornithologues, volettent sans bruit de place en place, en provenance d'origines incertaines.
Edward Abbey, Désert solitaire, édition française Gallmeister 2010, page 39
traduction de Jacques Mailhos
2.- Les Etats-Unis comptent 59 Parcs Nationaux dont le plus ancien a été créé en 1872 par une loi de protection et de conservation de la nature sauvage et primitive
le Parc National de Canyonlands (Utah), le Parc National des Arches (Utah) se situent à proximité de Moab. En aval se trouve Le Parc National du Grand Canyon (Arizona), mondialement réputé.
3.- Edward Abbey, 1927 - 1989, écrivain et essayiste américain
4.- Désert solitaire, parution en 1968, traduit en français en 2010