lundi 3 octobre 2011

Défi n°65 : de fil en aiguille

Tricôtine, à la barre de notre frêle coquille des CROQUEURS DE MOTS, nous met au défi d'utiliser toute une liste de mots faits pour tricôter ou coudre ou broder, dans un texte qui n'aurait rien à voir de près ou de loin avec la couture ou le tricot !


Dans les deux premières années de mon blog, j'avais une rubrique rappelant de temps à autre les journées de ceci ou de cela ... Toutes n'ont pas le même écho, mais la semaine dernière, autour du 21 septembre, la journée mondiale de la maladie d'Alzheimer a donné lieu à de belles émissions et à un téléfilm émouvant tiré de l'autobiographie de Fabienne Piel.

Pour titiller mon imagination, je pars souvent d'une première expression que m'inspire la découverte du nouveau défi. et ici, ce fut  "perdre le fil". Ensuite, je laisse la bride à ma plume pour dérouler le fil de l'histoire en formation. La plupart du temps, et ce fut le cas ici, je n'ai aucune idée d'où va me conduire ce vagabondage.

***

Elle reposa son livre, décontenancée. Depuis combien de temps était-elle obligée de revenir systématiquement plusieurs pages en arrière pour retrouver le fil de l'histoire ? Cette difficulté devenait fréquente et s'accentuait.

Elle soupira en fermant les yeux. Bien calée dans l'oreiller moelleux, elle entreprit de démêler la pelote de sa vie. Les années les plus lointaines, enfance, jeunesse, étaient nettes, encombrées même de détails superflus. Son âge mûr conservait l'essentiel, avec des zones embrumées. Elle se voyait encore, vieillissante, entourée de ses petits enfants. Elle entendait leurs rires, lisait leur étonnement devant ses rides, sa peau rugueuse que compensaient la poudre de riz et l'eau de cologne.

- Oh, Mamie, comme tu sens bon, tu sais !

Sur les derniers jours, les derniers mois, un grand tissu opaque semblait faire écran à sa tentative désespérée de se souvenir. De petites bribes de vie récente éclataient dans sa tête comme autant de perles de rosée brûlées par le soleil. Loin de la rassurer, ce puzzle à trous la désorientait davantage et lui faisait des jambes en coton.

Elle appuya sur le bouton d'appel. Oh ! Elle n'en abusait pas et savait précieux le temps des soignants. Le plus souvent, elle se faisait discrète, jusqu'à se faire oublier ... Et on l'oubliait.

Elle n'avait pas besoin de se souvenir pour sentir confusément que les désétaient jetés.

***

Pamela arriva dans la chambre presqu'aussitôt. Pour la dixième fois au moins depuis l'heure où elle avait pris son service. C'était l'heure où le "patron", comme on l'appelait familièrement, faisait la tournée avec les deux internes et les étudiants de cinquième ou sixième année. Elle préférait l'intimité d'un tête à tête avec Madame B. C'était la troisième fois en quelques mois qu'elle était hospitalisée dans cette unité qu'on envisageait de fermer. ses vieilles amies lui rendaient visite chaque jour. Comment le pourraient-elles si on l'envoyait à cinquante kilomètres d'ici ?

Chez elle, la vieille dame oubliait de s'alimenter malgré les visites attentives des aides à domicile et la liste d'attente pour l'établissement adapté à son état était longue. Etait-ce la solution ? C'était une des rares choses que Madame B. n'oubliait pas : elle refusait obstinément d'y aller.

Pamela avait des doutes sur les oublis alimentaires de la vieille dame. N'était-ce pas une façon de se laisser mourir de faim jusqu'à l'ultime ? 

La Faucheuse ne couperait pas encore le fil de cette vie cette fois-ci. Elle vérifia que l'aiguille du goutte à goutte était bien fixée, passa doucement la main sur le front ridé. De grands yeux éclairèrent le visage terreux. Elle y lut dans leur regard tant de reconnaissance et d'attente muette qu'elle sut, une fois de plus, que son métier, aussi dur soit-il, valait par l'addition de ces secondes intenses volées au temps normé.




Ce billet a donné lieu a de belles réactions dont je ne manquerai pas de faire écho.
voici celle d'Harmony qui en parle d'expérience, en tant que soignante.