jeudi 17 avril 2014

A la musique, de Arthur Rimbaud

pour les jeudis en poésie des CROQUEURS DE MOTS. Normalement; lilousoleil a lancé le défi n°121 lundi dernier et comme le choix des poèmes en est libre avec la possibilité d'un fil conducteur éventuel, je prends la liberté de programmer ce dimanche pour faire suite au kiosque à musique prévu pour entre ombre et lumière de mardi.

A la musique
Place de la gare à Charleville1
Sur la place taillée en mesquines pelouses, 
Square où tout est correct, les arbres et les fleurs, 
Tous les bourgeois poussifs qu’étranglent les chaleurs 
Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses.

- L’orchestre militaire, au milieu du jardin, 
Balance ses schakos dans la Valse des Fifres : 
- Autour, aux premiers rangs, parade le gandin ; 
Le notaire pend à ses breloques à chiffres.

Des rentiers à lorgnons soulignent tous les couacs : 
Les gros bureaux bouffis traînant leurs grosses dames 
Auprès desquelles vont, officieux cornacs, 
Celles dont les volants ont des airs de réclames ;

Sur les bancs verts, des clubs d’épiciers retraités 
Qui tisonnent le sable avec leur canne à pomme, 
Fort sérieusement discutent les traités, 
Puis prisent en argent, et reprennent : « En somme !… »

Epatant sur son banc les rondeurs de ses reins, 
Un bourgeois à boutons clairs, bedaine flamande, 
Savoure son onnaing d’où le tabac par brins 
Déborde - vous savez, c’est de la contrebande ; -

Le long des gazons verts ricanent les voyous ; 
Et, rendus amoureux par le chant des trombones, 
Très naïfs, et fumant des roses, les pioupious 
Caressent les bébés pour enjôler les bonnes…

- Moi, je suis, débraillé comme un étudiant, 
Sous les marronniers verts les alertes fillettes : 
Elles le savent bien ; et tournent en riant, 
Vers moi, leurs yeux tout plein de choses indiscrètes.

Je ne dis pas un mot : je regarde toujours 
La chair de leurs cous blancs brodés de mèches folles : 
Je suis, sous le corsage et les frêles atours, 
Le dos divin après la courbe des épaules.

J’ai bientôt déniché la bottine, le bas… 
- Je reconstruis les corps, brûlé de belles fièvres. 
Elles me trouvent drôle et se parlent tout bas… 
- Et je sens les baisers qui me viennent aux lèvres…
Arthur Rimbaud2juillet 1870

1.- Quand Arthur Rimbaud écrit son poème " A la musique " en juillet 1870, le kiosque à musique n’est pas encore construit, il le sera en 1879. Pourtant la dédicace " Place de la Gare, à Charleville " ne laisse planer aucun doute sur l’endroit des concerts. Effectivement, tous les jeudis soirs l’harmonie municipale ou la fanfare du 6e de Ligne offraient des concerts 
2.- Arthur Rimbaud, poète français, 1854 - 1891